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L'isolement du doute

L’isolement du doute 

Enfants, nous n’allions jamais au musée.

Il y avait deux reproductions de peintures dans notre salon, un portrait, un paysage. 


Dans ma petite ville natale, tout en tenant la main de ma mère qui marchait toujours trop vite lorsque nous allions faire des courses, je regardais ces vitrines de magasins, ces espaces recouverts de peinture blanche. Je les regardais intensément. Ces espaces m’éblouissaient. 


Plus tard, j’ai étudié à l’école des Beaux-Arts, je peignais, puis j’ai découvert la photographie, je suis devenue photographe.

Ce souvenir d’enfance toujours présent, fait partie de mes recherches photographiques et plastiques. Je regarde toujours avec attention ces vitrines peintes de magasins, ces devantures (étendues ?) recouvertes de blanc de Meudon (nomenclature pigmentaire PW18). J’observe ces espaces marqués de blanc comme de grandes peintures (œuvres ?) mémoires. 


Elles sont des histoires de vies présentées, ouvertes, offertes aux passants. 

Je sens le corps du peintre, son geste vif, l’acte pressé ou au contraire bien appliqué. 

Je tente de capter l’énergie de l’inconnu(e) en photographiant sa peinture, le prolongement de son corps à travers ses gestes. 

J’y décèle une austérité archaïque, un geste primitif à l’image des peintres rupestres, animés par la volonté de laisser une trace et de s’inscrire dans une temporalité (passé/présent/futur). 


Je prélève un certain nombre de traits, de lignes, de formes, de rythmes, et de vibrations.

Je tente de restituer un monde de vide et de plein, fait d’inscriptions spatiales, composé de matière, de lumière, de multitudes de gestes et couches à partir de cette surface transparente irrégulièrement recouverte qui laissera ou ne laissera pas passer la lumière.

Disséquer ces étendues, isoler certaines parties, les considérer indépendamment de leur ensemble.

Extraire des fragments de ces espaces recouverts a n d’en évoquer l’énergie, telle une écriture. 


Je photographie l’automatisme du geste, le recouvrement, la peinture sans a priori, sans souciance esthétique ou morale.

Je pense à Robert Motherwell, 1915-1991 (mouvement expressionnisme abstrait 1946). 

Les formes sont multiples, rondes ou carrées, horizontales ou verticales, et blanches.

Blanches ?

Cette matière blanche constitue une partie de mes interrogations, de mes questions sur l’acte improvisé du recouvrement et l’abstraction.

Je m’interroge sur les pratiques de la peinture, sa place, sa gestuelle et son sujet. 


Il y a les traitements, brosses, rouleaux, dilution qui engendrent, dessinent et marquent ces traces.

Il y a ces traits gris et noirs qui gravent la couleur blanche, la blanche douceur. 


Au travers de ces camouflages blancs, obstacles au regard qui interdisent de voir, que j’observe avec frénésie, j’observe les arrière- plans, les vêtements, les objets, les bâches des intérieurs presque cachés qui incorporent parfois la notion de la couleur. Les re ets extérieurs, la lumière, les corps, les arbres, le ciel, la rue s’y devinent aussi. 


Je pense à Franz Kline 1910-1962, dont les signes sont pour lui des équivalents abstraits d’une réalité vécue voire subie d’un tumulte urbain et de l’agressivité d’une grande cité...

Constat provisoire entre le fond et la forme, le clair et l’obscur. 


La politique de l’isolement : 


Être arpenteuse de la vie et du territoire.

Dévoiler une partie d’une histoire, ces artefacts quelconques, synonyme d’isolement, d’un temps silencieux, un temps que j’imagine... 


Les photographes sont des chercheurs, des récolteurs, des collectionneurs, ils sont garants de notre mémoire. 

                                                               Marie-Céline Nevoux-Valognes

L’isolement du doute 

Une photographie n'est pas faite seulement de ce que tu vois, 

mais aussi de ce que ton imagination y ajoute. 

MARIO GIACOMELLI,

dans “Entre Vues” de FRANK HORVAT, 1990.

Isoler le doute

Le beau existe dans la nature sans l’intervention de l’homme, tandis que l’œuvre d’art nécessite sa main et son œil.

Le blanc de Meudon est un mélange de craie et d‘argile blanche que les ouvriers du bâtiment utilisent pour badigeonner des surfaces
transparentes ou réfléchissantes : vitrines, fenêtres, miroirs...

Le geste du compagnon imprime des traces dans le matériau de base, génère des griffures, des coulures, des rayures ; le mouvement du trait linéaire ou circulaire est induit par l’outil et la pression qui s’y applique, le seul objet étant l’efficacité de l’opacité. Cette matière tamise l’éclat du jour et ne laisse presque rien deviner. 

Ce camaïeu de blanc qui protège des regards indiscrets, transformé en pigment, peut aussi être un support en devenir ou une source

d’inspiration pour les artistes.
Dans une contradiction féconde, Marie-Céline Nevoux-Valognes fait
jaillir par prélèvement une série de paysages photographiques avec
pour origine les formes de l’abstraction lyrique. Elle sélectionne
avec une acuité et un sens aigu de la composition des signes pour
construire et écrire avec la lumière. La curiosité est sollicitée, le voile se déchire.

Affronter le doute

Nous évoluons dans un équilibre volatil.

La photographe se place dans une situation frontale, c’est un face à

face, un effeuillement, une stratification autant qu’un délitement.

L’artiste s’inscrit dans le principe de la mise en abîme.

L’image originelle se forme sur une surface vitrée recouverte de blanc

de Meudon. Cet enduit est comme le gesso de l’artiste peintre qui forme apprêt. Elle saisit cet ensemble de strates pour ajouter la sienne en choisissant le cadrage.

Marie-Céline Nevoux-Valognes n’ignore ni le hasard ni le désordre,
cadre, coupe, recompose des formes indéchiffrables, un rien translucides.
Les lumières nacrées et les nuances sensibles installent un dialogue
entre le caché et le révélé, entre le geste de la main qu’on ne voit pas et l’image photographique née de l’intervention de l’artiste. Il s’agit de faire image.

Surmonter le doute

Dans toutes images, notre cerveau est à la recherche de détails

suggérant le visage ou le corps, le vivant et, à défaut, de fragments
évoquant la mobilité, la transformation, la déformation. Il est courant de trouver par analogie un visage ou un objet de la vie quotidienne au beau milieu des nuages.
Au-delà de nombreuses formes évocatrices, recomposition d’éléments connus créant une nouvelle illusion, les œuvres de Marie-Céline Nevoux-Valognes nous aident à revisiter l’histoire de l’art, à nous interroger sur la touche du peintre, sur les effets de matière, sur le clair-obscur.

On pense à la gestualité abstraite chez Jean Degottex, à l’impressionnisme de Monet, à Ed Ruscha et ses vues aériennes de

parking, à Mario Giacomelli avec sa série de photographies consacrée aux saisons et à la terre, paysages rayés, griffés par l’homme.
L’œuvre d’art révèle la poésie et le rêve, elle interroge le regard et
sollicite le discernement. Au milieu de frontières nébuleuses aux

blancheurs translucides, elle suggère un monde plus limpide.
Comme dans un vieux décor à moitié effacé, la lumière se donne en

spectacle, le monde est un kaléidoscope et le spectateur transforme l’image en histoire.

Gilles Boussard, Catherine Blondel

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